Dans les années 1977-78, j’étais élève au conservatoire de New England à Boston ou je faisais mes études de viole de gambe. Bien qu’il y ait un département de musique ancienne, la viole de gambe était toujours très peu connue, surtout aux Etats-Unis. C’était lors d’un cours sur l’interprétation baroque menée par Daniel Stepner, violoniste baroque, que son épouse Laura Jeppesen nous a fait découvrir un nouvel interprète de la viole: Jordi Savall.
Ma passion pour Jordi Savall fut immédiate et je suis allé au plus vite au Harvard Bookstore où je me suis procuré tous les disques (33 tours à l’époque) de Jordi. Et ainsi a commencé l’écoute en boucle, à la maison, dans la voiture, etc. … de tout ce qu’il avait enregistré! Il y avait les disques fondamentaux de Marais, Couperin et Forqueray; et parmi tous ces disques il y avait un vrai bijou, son disque des « Lessons for the Lyra Viol » :
Jordi jouait en solo de la musique anglaise sur une viole que je ne connaissais pas auparavant: « la lyra-viole ». En exergue, Alfonso Ferrabosco, que je connaissais pour sa musique de consort, ignorant totalement qu’il avait composé pour cette « lyra-viole ». Je me souviens combien j’ai été tout de suite pris par la beauté de cette musique, le son de la viole de Savall et son interprétation magnifique.
Quelques années plus tard je me trouve élève du maître Catalan à Bâle. En me déplaçant chez moi à Bâle en vélo, je continuais d’écouter ces mystérieux « Lessons » en traversant les trois douanes de France, Allemagne et Suisse. Rien ne vaut Ferrabosco écouté ainsi par temps de brouillard la nuit dans les collines d’Allemagne du sud vers la frontière suisse!
Puis en 1980 mon maître a présenté un récital dans une salle proche de la cathédrale de Bâle. Il avait au moins trois violes différentes, et il jouait cette musique magnifique de Ferrabosco mais aussi de Corkine et Hume.
Bref j’ai été possédé par Alfonso Ferrabosco II et donc j’ai tout fait pour avoir des photocopies de cette musique.
Après des mois de tentatives j’ai eu finalement en mains propres le livre de Ferrabosco « Lessons for the Lyra Viol » publié à Londres en 1609 :
A vrai dire en examinant enfin la partition, j’ai été déçu! Elle était écrite en tablature et de surplus l’accord de la viole était très loin de l’accord habituel. Voici comment cette belle musique est présentée :
J’ai donc résolu une fois pour toute à me mettre à l’apprentissage de la tablature et de comprendre le système d’accord utilisé dans cette musique.
Cette tablature est en fait un système graphique utilisée principalement par les luthistes qui indique le placement des doigts sur la touche de la viole. La lettre « a » par exemple indique la corde à vide, la lettre « b » la première frette, etc. La portée représente en fait les cordes et on indique leur valeur rythmique au-dessus des lettres. Ce système rend la « scordatura » facile, on ne réfléchit plus en termes de notes mais de position, et donc si le doigt joue une lettre « c » sur la troisième corde et la note réelle est un fa dièse ou un fa ou même un mi, cela nous est égal. Facile! Mais ce n’était pas une mince affaire pour un musicien qui avait déjà 11 ans de pratique avec la notation habituelle, de divorcer de la conception dièses, bémols et compagnie!
Mais je m’y suis acharné et au fur et à mesure, j’y suis arrivé!
Plus je m’engouffrais dans l’étude de cette musique, plus les questions se posaient; dans le livre de Ferrabosco il y a trois accords pour la viole. La première qui s’appelle par ailleurs « bandora-set » est, depuis la corde la plus aiguë :
ré – la – fa – DO – FA – DO
Cet accord était aussi utilisé par Tobias Hume dans son livre publié 4 ans avant celui de Ferrabosco et ne posait donc pas de difficultés particulières. On monte la troisième corde d’un demi-ton et on descend les 5ème et 6ème cordes d’un ton.
Mais les deux autres façons d’accorder la viole dans ce livre présentaient plus de complications!
Les deuxième et troisième accords étaient (toujours depuis la corde la plus fine) :
ré la MI LA MI LA
ou bien
ré la RE LA RE LA
Cela équivaut pour les deux accords précités, une tessiture de ré aigu au LA grave – en d’autres termes, la même tessiture qu’une viole à 7 cordes de l’époque de Sainte-Colombe à peu près 50 ans plus tard outre-manche!
Par ailleurs Jordi a trouvé une solution unique pour ceci. Je l’ai vu à plusieurs reprises en concert prendre la 4ème corde et la mettre à la place de la 7ème corde grave puis décaler les 7/6/5 cordes une corde plus haute sur le chevalet. Et je l’ai vu faire cela une fois en direct sur France-Musique!
En fait, cela vaut si l’on a une seule viole et que l’on doit jouer plusieurs accords dans un seul concert. Dans notre cas (et parfois celui de Savall aussi) on prend plusieurs violes et chaque instrument est monté avec l’accord qu’il faut.
Mais de monter la viole à six cordes avec une 7ème corde grave et par ailleurs mettre une corde spéciale pour la quatrième en LA au lieu de SOL grave ne donnait pas un résultat satisfaisant. La question qui se pose tout de suite à cette époque ou le luth est toujours roi, pourquoi cette musique de lyra viole en essence toujours très proche de la musique de luth est une quarte plus grave?
J’ai commencé des recherches, et j’ai trouvé des descriptions de la lyra-viole écrites à l’époque :
Un livre intitulé « A Booke of Lessons on the Lyro-Viol » qui appartenait à Sir Peter Leycester en 1659 contient des renseignements sur cette taille de viole. Sir Peter Leycester avait tout un « chest » ou ensemble de plusieurs tailles de violes (et le plus important une « lyra viole ») dont il avait hérité à Chester ou William Lawes a trouvé la mort.
« De jouer en soliste à la basse de viole requiert une excellente main pour manier l’instrument tendrement et doucement et comme l’harmonie est plus facile à comprendre en plusieurs parties simultanément, cela ne peut pas être mieux exprimé en notes qu’en lettres. Donc, les musiciens ont inventé ce système le plus facile à comprendre et pour apprendre: mais quand ils jouent dans des ensembles, cela est mieux exprimé en notes. La lyra viole ne doit pas être la plus grande des basses de viole, et doit être montées avec des cordes fines pour qu’elle puisse être accordé plus haute et être jouer plus doucement ».
Toujours un peu vague à mon goût. Heureusement, grâce aux colloques sur la viole organisés par Christophe Coin, j’ai pris connaissance de ceci :
Oxford, Christ Church Library Ms. 1187. « The Talbot Manuscript » (c.1694)
(Page 2): enfin un document de luthier très précis qui donne donc la taille de la corde vibrante de 71 cm (28 pouces)!
Selon les sources, « la lyra viole » avait une corde vibrante même plus longue que nos basses de viole actuelles!
Pour porter confusion à tout ce sujet il y a une viole qui était en exhibition au musée de Victoria Albert à Londres, avec une étiquette « Lyra-Viol ». Cet instrument copié par des luthiers à plusieurs reprises est en fait un ténor de viole! C’était la faute d’étiquetage de la part de musée qui est à l’origine de cette désinformation au sujet de la lyra viole.
Comme dans toutes les histoires de téléphone arabe il y a une base qui n’était en fait pas loin de la réalité. Un ténor de viole est accordé comme le luth: sa première corde est un sol aigu une quarte plus haute que la basse de viole qui a sa première corde accordée en ré.
Je rappelle que cette musique de Ferrabosco était publiée à une époque ou le luth était toujours le roi des instruments, et donc la musique pour la lyra viole est très proche en style. Accorder la lyra viole avec un LA grave comme une basse de viole française à 7 cordes donne à mes oreilles un contrepoint dans les graves confondu et une sonorité éloignée de celle d’un luth.
En enregistrant John Maynard’s « Twelve Wonders of the World » en 2005 John+Maynard+-+The+Twelve+Wonders+of+the+World qui a été publié en 1611 j’ai eu une lueur d’éclaircissement en ce qui concerne la vrai hauteur de son pour cette lyra-viole. Voici ce qui était stipulé dans ce livre :
Maynard luthiste et violiste dit donc,
« Vous devrez accorder votre basse de viole une note plus basse que le luth, pour jouer cette Pavane, par sa tessiture : et il convient mieux à la tonalité, parce qu’ainsi on évite les bémols et dièses : ainsi pour la Gaillarde qui suit ».
C’est à dire que Maynard, au moins pour ces deux pièces, montait la chanterelle de la basse de viole (la première corde) à fa, un ton plus bas que celle du luth!
En fait cela donne un diapason pour la lyra-viole de la = environ 500 hz. et donc correspond premièrement à la description ci-dessus de Leycester :
« La lyra viole ne doit pas être la plus grande des basses de viole, et doit être montée avec des cordes fines pour qu’elle puisse être accordée plus haute et être jouée plus doucement ».
Puis si on regarde bien les diversités de diapasons depuis le 15ème siècle :
Année | Hertz | Lieu |
---|---|---|
1495 | 506 | Orgue de la cathédrale de Halberstadt |
1511 | 377 | Schlick organiste à Heidelberg |
1543 | 481 | Sainte-Catherine Hambourg |
1636 | 504 | Mersenne ton de chapelle |
1636 | 563 | Mersenne ton de chambre |
1640 | 458 | Orgues des franciscains à Vienne |
1648 | 403 | Épinette Mersenne |
1688 | 489 | Saint-Jacques Hambourg |
1700 | 404 | Paris ton moyen |
1750 | 390 | Orgue Dallery de l’abbaye de Valloires |
1751 | 423 | Diapason Haendel |
1780 | 422 | Diapason Mozart |
1810 | 432 | Paris diapason moyen |
1819 | 434 | Cagniard de La Tour |
1823 | 428 | Opéra comique Paris |
1834 | 440 | Scheibler congrès de Stuttgart |
1856 | 449 | Opéra de Paris Berlioz |
1857 | 445 | San Carlos Naples |
1859 | 435 | Diapason français arrêtés ministériels |
1859 | 456 | Vienne |
1863 | 440 | Tonempfindungen Helmholtz |
1879 | 457 | Pianos Steinway USA |
1885 | 435 | Conférence de Vienne |
1899 | 440 | Covent Garden |
1939 | 440 | Diapason international normal |
1953 | 440 | Conférence de Londres |
Je ne suis pas étonnée de ce diapason pour cet instrument.
Ainsi notre viole a la taille d’une basse et presque la hauteur de son d’une viole ténor, d’où vient la confusion!
Comme souvent dans la musicologie, tout cela est intéressant mais en pratique, pas aussi facile que cela.
Monter une basse de viole avec un diapason élevé ne pose pas de problème particulier pour les cordes graves. Etant donné que les cordes filées en métal n’étaient pas en usage à cette époque en Angleterre, avec le diapason élevé nous pourrions donc monter les basses entièrement en boyau sans filetage.
Par contre pour ce qui concerne la première corde chanterelle il faudrait trouver une solution ou la corde sur une longueur de diapason chez nous de 67/68 cms n’est pas trop fine. Sinon la corde risque de casser trop souvent.
Je suis donc en plein travail avec mon ami Mimmo Peruffo :
index.php?option=com_content&view=article&id=6&Itemid=600&lang=en
qui va nous faire fabriquer les cordes nécessaires. Nous avions déjà fait appel à lui quand nous avons présenté en parti ce programme pour le festival d’Ile de France en 2003. Notre luthier Judith Kraft était sceptique quant à ce diapason. Nous avons monté en cachette les deux violes avec les cordes de Mimmo (cordes Aquila) et on est allé faire un réglage chez Judith sans rien dire. Elle a trouvé la deux basses bien équilibrées et quand on a dévoilé qu’en réalité elles étaient monté toutes les deux à la- 500hz elle était étonnée!
Mimmo Peruffo a donc trouvé les diamètres suivants :
ré: 62 HR
la: 79 HR
RE: 116 HR
LA: 150HR (ou 160V)
RE: 220C (ou 220V)
LA: 300C (ou 300V)
Quelques clichés de l’enregistrement du 29 mars au 2 avril 2013 :
Jonathan DUNFORD (corrigé par Sylvia Abramowicz)
Et le CD qui sort le 21 avril 2014
Vous pouvez désormais écouter des extraits et l’acheter ici :